Voyage en Inde du Nord – Le désir de connaître l’Inde et le Tibet
DELHI
A l’arrivée à Delhi l’avion attend près de trois quarts d’heure, à quelques centaines de mètres de l’aéroport, qu’un « parking » se libère, nous dit le pilote. Je calcule : Trois heures d’avance exigées à Roissy avant l’embarquement, et un peu de retard au départ; plus cette attente pour débarquer et ensuite la queue aux passeports pour enfin récupérer les bagages après une nouvelle longue attente puis une bonne heure pour gagner le centre de l’agglomération… Je compare : trois heures de gare à gare pour aller de Bordeaux à Paris par le T.G.V…
Nous sortons de l’aéroport entre deux longs murs de pancartes portant des noms d’hôtels ou de voyageurs attendus ; un taxi nous attend avec un guide dépêché par notre hôtel; il nous demande d’entrée si nous connaissons Olivier Föllmi (qui est passé au moins deux fois le dimanche matin à Voix Bouddhistes;
j’ai aussi feuilleté ses beaux livres de photographies réalisés dans l’Himalaya) qu’ il accompagne l’été comme sherpa ; l’hiver, il travaille dans la capitale pour les hôtels. Cette vie saisonnière double n’a rien d’exceptionnel : deux de nos futurs chauffeurs, dont celui qui nous conduira de Delhi à Dharamsala, se sont avérés être des Népalais qui ne trouvent pas de travail dans leur pays très pauvre ; Chauffeur de taxi, chauffeur de camion sont des emplois recherchés, moins rudes et moins aléatoires que la vie des champs en altitude.
On démarre dans la nuit et dans un grand concours de klaxons; on ne voit pas grand-chose ; seuls les abords de la ville sont éclairés. Il est une heure du matin ; la rue défoncée et parfois marécageuse – m’évoque, le Paris du 17eme siècle tel que le montraient les premières séquences du film d’Ariane Mnouchkine sur Molière. Le lendemain, premier contact avec un quartier – Karol Bagh, apparemment populaire, en tout cas populeux, bruyant… et bien vivant. C’est une impression première qui ne me quittera pas : une exubérance de vie jeune, apparemment insouciante de l’avenir – facile à dire bien sûr ! Ni le bruit, ni le désordre, ni la saleté, ni une certaine pauvreté ne me surprennent. Ni ne m’affligent en tant que touriste.
J’y ai été préparée par des récits et des vidéos documentaires dont sont friandes nos chaînes télévisées. Certes je connais un peu les problèmes, traditionnels et contemporains, que ce pays doit affronter, en particulier aujourd’hui peutêtre le pire, fruit catastrophique de la rencontre entre la tradition, qui exige de la future mariée une dot et par ailleurs que seul le fils allume le bûcher funéraire de ses parents d’un côté, et le progrès scientifique de la technique médicale qui peut conduire au massacre des embryons femelles ; et ce, malgré l’interdiction faite aux médecins de révéler aux parents le sexe du futur enfant (on peut la contourner par exemple en leur conseillant de préparer une grande cérémonie pour accueillir la naissance).
Dans certaines régions de l’Inde, la proportion entre hommes et femmes adultes est déjà aujourd’hui de deux pour une – d’où les enlèvements de femmes dans les pays voisins, des viols…– certes, nous avons connu ce genre de situation au moins sous forme de récit mythique avec le rapt des Sabines par les Romains, mais ici nous sommes sur une autre échelle et hors mythologie.
La polyandrie paraît inévitable. Il y a aussi les mariages arrangés puis dénoncés brutalement pour non versement de la dot promise – justement la presse cite le cas récent d’une femme enceinte chassée par sa belle famille et son mari ; affaire étouffée par la justice mais reprise dans la presse et une association humanitaire ; dure peut être la situation faites aux femmes indiennes, parfois par les belles-mères ; mais personne dans notre pays ne semble s’effaroucher de la proportion des divorces ni que – je cite la page titre d’un récent numéro d’Amnesty international – « tous les quatre [ou même trois selon d’autres organes d’information] jours en France une femme meurt sous les coups de son compagnon » – et les autres cas dont on ne saura jamais rien ?
Dans la rue qui borde notre premier hôtel, le Florence, un seul spectacle me surprendra, dont je n’ai retrouvé nulle part le semblable en Inde ou de par le monde. Cette rue présente deux côtés totalement étrangers l’un à l’autre économiquement et socialement : d’un côté, comme dans les rues latérales, une rangée ordinaire d’échoppes alimentaires, de fripes, de gadgets débordant sur la chaussée ; de l’autre une continuité serrée de bijouteries qui exposent entre autres des colliers d’une beauté et d’un travail extraordinaires de précision et de goût.
Chaque boutique de joaillerie, par ailleurs de présentation modeste, est gardée à son entrée par un soldat installé sur une chaise, fusil au pied. Imaginez la rue de la Paix et la Mouff’ face à face, séparées par une rue non macadamisée envahie par tous les moyens de locomotion imaginables (à part les rollers qui ne semblent pas avoir encore envahi l’Inde).
Certaines échoppes se spécialisent dans la vente de paquets de chips très pimentées –– qui avec le coca-cola semblent, hélas ! un effet collatéral de la civilisation américaine devenue planétaire. En face de l’hôtel, une école primaire. Je flâne le matin en attendant le taxi. Les enfants, filles et garçons, portent l’uniforme comme dans toutes les écoles indiennes et tibéto-indiennes – pantalon de flanelle grise ou bleu marine pour les garçons, que l’on voit marcher dans les rues sacoche au dos ; plus de variété dans les couleurs pour les filles, mais ici tout le monde est en bleu.
Les enfants passent une partie de la matinée à chanter en choeur dans la petite cour bien close qui borde la rue. A travers les hautes grilles je découvre une devise imprimée en gros caractères : « Failure can become success if you can learn from it » (Un échec peut se transformer en réussite si vous savez apprendre de lui). Autre devise, affichée le lendemain : « The secret to success is never to give up » (Le secret de la réussite est de ne jamais renoncer).
Ces devises me frappent, la première surtout qui semble indiquer des valeurs moins contraignantes que notre course à la réussite individuelle – j’aurai l’occasion d’y revenir largement quand je m’intéresserai aux écoles tibétaines que nous aurons visitées aux alentours de Dharamsala. Surprise aussi dans la rue adjacente tout aussi livrée aux commerces de proximité : un temple hindou haut en couleur s’encastre dans la ligne des maisons grises, très décaties, à supposer qu’elles aient connu une vraie jeunesse.
Ailleurs je retrouverai cette présence des temples bouddhistes aux couleurs rutilantes dans des rues qui me paraîtront, avec mes normes européennes, proches du bidonville. Le plus fascinant : la circulation. J’y reviendrai quand nous prendrons la route, mais, dès ici, c’est le tourbillon, le maelstrom des véhicules, avec d’énormes ronds points où réussissent à se faufiler voitures, motos, vélos, rickshaws… à grands coups de klaxon et de freins puissants. Une ligne de métro toute récente impeccablement neuve et propre, traverse le centre de la ville en hauteur. Les feux, de la circulation, quand ils existent, sont neutralisés par des agents efficaces et respectés plus que ne le seraient de simples signaux visuels.
Des bus affichent qu’ils sont « propelled by clean fuel » (mus par une énergie propre) ; en pleine ville des affiches vous demandent de « Save forests from fire » (Protégez les forêts du feu). Le long des grandes avenues, des panneaux publicitaires à l’occidentale vantent plusieurs organes de presse ; quelques grandes affiches de swamis chevelus et barbus au sourire épanoui vous promettent la félicité voire la fortune ; d’autres annoncent des élections futures ou passées avec le portrait de personnages politiques dont celui de Sonia Gandhi : veuve du second fils successeur d’Indira, elle est aujourd’hui présidente du parti du Congrès, très populaire, lis-je dans un journal , parce qu’elle a refusé le poste de Premier ministre.
Comme ville Delhi paraît inintéressante, immensément étendue ; énormité plutôt qu’immensité, , étalement, éparpillement, faute de constructions en hauteur –y compris au centre de la New Delhi – ville très britannique qui rayonne à partir de Connaught Place avec ses magasins de luxe, de larges avenues rectilignes bordées de verdure et de parcs où des singes courent le long des grilles ; avec son Hôtel Imperial Palace, où il est permis de venir prendre un thé – mais pas dans le jardin réservé à des consommations de prix plus élevé ; on peut quand même en admirer la luxuriante végétation et l’exquise luxueuse décoration victorienne des nombreuses salles où exposent aussi des couturiers. Nehru aimait y tenir ses rendez-vous informels.
La vieille ville – indigène – Old Delhi offre des quartiers pittoresques qu’à regret je n’ai pas eu l’occasion de visiter, n’ayant pas dépassé le périmètre du magnifique Red Fort – joyau parmi d’autres de l’art musulman qui s’est aussi illustré dans le mausolée d’Agra à quelque cent vingt kilomètres et quatre bonnes heures de route – et quelles routes, j’y reviendrai ! au sud de la capitale.
Je me consolerai en visitant, à quelques kilomètres à peine de l’India Gate le tombeau de Humayun élevé à sa mémoire au seizième siècle par la Bégum mère du grand Akbar. Notre premier taxi nous a fait découvrir les monuments officiels où s’incarne un passé récent, celui de l’Indépendance et de ses artisans charismatiques chéris par la population, si l’on en juge par l’affluence des visiteurs pour la Maison du Mahatma Gandhi, Père de la Nation et le Raj Ghat Gandhi Hal, lieu de son incinération, enseveli sous des couronnes de fleurs blanches, rouges et jaunes ; la maison d’Indira Gadhi est devenue musée national. L’India Gate a été édifiée à la mémoire des soldats indiens morts dans la Deuxième Guerre mondiale et conçue, comme nombre d’édifices publics contemporains, par l’architecte britannique Luytens.
Anecdote : des chiens errent dans les rues et les lieux publics, tous de la même race élancée, peu nombreux et étiques, affamés. Dans une allée je sors discrètement un toast conservé de mon déjeuner matinal pour parer à des fringales hypoglycémiques. Deux chiens qui couraient dans cette allée se jettent littéralement sur moi, me harcèlent ; je ne m’en défais qu’en partageant avec eux ma maigre pitance. De chats, je ne crois pas avoir aperçu l’ombre, de tout le séjour.
Le jour même de notre départ, très tardif dans la soirée, mes compagnes se disent désireuses de faire du shopping. Je préfère profiter de cette ultime occasion pour visiter plusieurs monuments dont j’ai dressé la liste pour le taxi. L’hôtel se charge d’en appeler un et me met au courant des prix pratiqués – une demie journée me reviendra moins cher que les quelque vingt-cinq minutes de la gare à mon domicile en France. Je présente ma liste au chauffeur qui me demande simplement de modifier l’ordre des visites pour des raisons évidemment pratiques – les déplacements sont plus que lents dans cette conurbation encombrée.
Vu de loin et sur les cartes postales le Qutab Minar, la plus haute tour en pierre de l’Inde édifiée en 1193 pour célébrer la capture de Delhi par le sultan musulman Qutab-ud-din, paraît inintéressante. Je me contenterais de cette approche distanciée, mais le chauffeur insiste et arrête d’office le taxi sur un parking tout proche. Il a eu raison. La colonne en pierre brune est gravée sur tout son pourtour d’inscriptions en calligraphie arabe. Je m’y attarde. L’ensemble est en travaux. Des ouvriers placent dans des couffins des pierres ou de la terre rouge que des femmes soulèvent sur leur tête munie d’un coussinet et font ainsi passe par-dessus une murette où d’autres ouvriers viennent les décharger. Je m’apprête à photographier ; les femmes refusent énergiquement de la tête et avec leurs doigts selon un geste international réclament paiement d’avance.
J’ai « snobé » les énormes temples hindous, mais je suis désireuse de visiter le temple Bahia, magnifique, en forme de lotus blanc à neuf pétales, ouvert à toute forme de pratique religieuse et de méditation. Mon chauffeur se récuse, ne souhaite pas laisser son taxi seul sur le grand parking. Je traverse le magnifique jardin à la française, avec des haies et des arbustes bien taillés, des mandariniers, de l’herbe épaisse, opulente, et des parterres géométriques très fleuris ; des dahlias, des zinnias, des pensées, des pivoines… des plans d’eau tranquille. Nous sommes dans un quartier excentré où de nombreux temples se sont implantés, de diverses dénominations hindoues que le chauffeur s’est efforcé de m’expliquer – il est lui-même hindou -, mais aussi des temples Sikhs tout pâles.
A l’horizon, des immeubles tiennent du bidonville. Une foule de visiteurs joyeusement bigarrée parcourt sans hâte les allées du jardin : des femmes, nombreuses en saris de couleurs vives ; des musulmanes voilées ; une femme toute de noir vêtue et le visage voilé à l’exception des yeux ; des femmes Sikhs portant tunique sur leur pantalon ; un moine tout en jaune, d’autres moines dont la robe rouge révèle l’appartenance tibétaine… Comme dans les autres édifices d’obédience religieuse on se déchausse et confie ses souliers à l’entrée contre un ticket numéroté gratuit ; pour les familles, un sac rassemble les chaussures. On pénètre dans le temple par petits groupes, non pour éviter l’encombrement, mais parce qu’auparavant, sur la terrasse d’entrée, un guide puis un autre, en anglais puis sans doute en hindi, narre brièvement l’historique de ce temple et de son fondateur et nous demande de respecter le caractère sacré du lieu.
J’entre, et je suis déçue par la nudité de cet immense intérieur de marbre blanc qu’occupent comme dans tout édifice religieux des rangées de bancs eux-mêmes en marbre. Cette austérité contraste avec l’exubérance même contrôlée de la végétation du jardin. Il s’y tient des prières collectives quotidiennes (silencieuses?), à des heures régulières. Un autel nu est précédé de quelques hauts bouquets de fleurs pâles. Sur les murs, à intervalles réguliers, des panneaux avec, en alternance, des préceptes en anglais et sans doute en hindi.
J’en recopie plusieurs, que je donne ci-dessous dans leur version originale d’ un anglais fleuri archaïque inspiré de près ou peut-être de loin de la Bible du roi James (1610) : toutes ces maximes présentées sous forme de versets, sont du fondateur, BAHA’U’LLAH : «Wert thou to speed throughout the immensity of space and traverse the expanse of heaven, yet thou wouldst find no rest save in submission to our command and humbleness before our face.
O Son of man, Sorrow not that thou art far from us. Rejoice not save that thou art drawing near and returning unto us. My love is my stronghold, He that entereth therein is safe and secure, and he that turneth away shall surely stray and perish. Should properity befall thee, rejoice not, and should abasement come upon thee, grieve not. For both shall pass away and be no more.
»Traduction en français contemporain : « Même si tu traversais toute l’immensité de l’espace et des cieux, tu ne trouverais de repos que dans la soumission à notre autorité humblement devant notre visage. Fils de l’homme, ne te désole pas d’être loin de nous. Ne te réjouis que de te rapprocher et de revenir à nous. Mon amour est ma forteresse, Qui y pénètre est sain et sauf ; et qui s’en éloigne est sûr de s’égarer et de périr. Si la prospérité t’advient, ne te réjouis point et si tu es abaissé ne te lamente pas. Car tout n’est que passage et voué à disparaître ».
Un autre « pèlerinage » bien différent : Nous visitons le camp de réfugiés tibétains à Majnu Ka Tilla au nord de la capitale. On le gagne par des banlieues pauvres qui s’étirent, à l’image du « ribbon development » britannique. Cette sortie nord de la ville est déplaisante avec ses amoncellements de pneus usagés qui débordent presque sur la rue, ses immense vitrines de motos à même le trottoir et ses rigoles jonchées de détritus de toute espèce.
Le camp de réfugiés tibétains présente de l’extérieur une apparence pimpante avec un magnifique temple aux couleurs vives inséré dans la ligne des constructions. Mais une fois à l’intérieur ce camp se limite à une rue étroite et sombre longée de boutiques d’un artisanat destiné au tourisme ; elle est envahie de petits mendiants effrontés d’aspect plus indien que tibétain. Un cul de jatte est spolié par le vendeur de légumes proche. Il se dégage une sombre impression d’encombrement et de désoeuvrement. Des adolescents jouent à un jeu qui ressemble à des puces sur un damier.
Deux temples ornés sont ouverts aux passants. Il y aurait aussi des bordels où viennent se défouler des Indiens plus inhibés chez eux. C’est un camp de transit pour les immigrés récents, ceux qui se préparent à gagner les Etats-Unis et le Canada grâce à de fausses pièces d’identité certifiant qu’ils sont bien nés en Inde ; ils abdiquent alors toute possibilité de retour, mais peuvent faire fortune là-bas. Parfois l’homme part seul ; la femme reste avec les enfants et refera sa vie avec ses beaux-frères
– la polyandrie est reconnue ; les enfants porteront le nom du frère aîné même absent depuis des années. Les emplettes : elles se feront surtout à Dharamsala, mais à Delhi nombre de boutiques et d’échoppes s’y spécialisent. L’artisanat superbe, tant indien que tibétain, est source de revenus pour le pays d’autant plus que le taux de la vie est incroyablement plus bas qu’en Occident.
Malgré les mises en garde des guides quant à certaines pratiques surtout à l’aéroport si vous êtes en quête d’un hôtel, le négoce paraît honnête – il est de l’intérêt des vendeurs. Manque de temps et d’occasion j’ai peu suivi l’actualité à la télévision et même dans la presse, bien que dans chacun de nos deux hôtels je trouve au moins un quotidien en anglais à ma porte chaque matin.
La France et même l’Europe semblaient absentes des actualités tant sur écran que sur papier. Même sur le BBC World Service, la seule nouvelle française glissée sur la bande inférieure d’un bulletin d’information britannique annonçait son retrait de la joute présidentielle par le président Chirac ; la presse, elle, consacrera dans plusieurs quotidiens des articles de fond parfois durs sur sa carrière.
Son seul concurrent médiatique, si l’on ose dire, est « Zizou », notre Zidane planétaire, qui se voit consacrer une mention avec photo sur la bande supérieure de la première page et un court article à la page des Sports, pour son refus de participer à un match européen de réconciliation avec le football italien Une autre surprise, amusante celle-là : les juges indiens hommes et femmes portent la même perruque que leurs homologues britanniques. L’influence de l’ex puissance colonisatrice reste imprimée dans les moeurs collectives, peut-être davantage que l’omniprésente étatsunienne, jusque dans l’orthographe de termes comme « centre ».