Un voyage en Inde – De Delhi à Dharamsala
La finalité ultime de notre voyage était d’aller dans des écoles tibétaines proches de Dharamsala rencontrer des enfants « sponsorisés » et s’enquérir d’autres enfants et aussi d’adultes en besoin de l’être.
Ce ne fut pas l’aspect le moins intéressant du voyage pour moi dont les intentions étaient au départ étrangères à cette entreprise. Même si j’ai été plus spectatrice qu’agent dans ce travail patient et méthodique, ces rencontres m’ont beaucoup apporté et constituent l’aspect le plus vivant et le plus mémorable du voyage.
Tout d’abord, TCV, Tibetan Children’s Villages et non pas « Schools » : effectivement tous les enfants y sont pensionnaires par la force des choses, à savoir leur exil ou au mieux l’éloignement géographique de leur famille. (On trouvera un reflet de cette situation au début du célèbre film La Coupe, qui se passe dans un école de ce type : un petit est amené clandestinement par un passeur à l’occasion d’un voyage commercial entre le Tibet et l’Inde; le petit conserve comme un trésor la montre que sa mère lui a confiée).
La plupart de ces enfants, parfois tout petits, ont fui au péril de leur vie un Tibet martyrisé, occupé par une puissance qui n’a de cesse aujourd’hui plus que jamais de soumettre par la force et les tortures tout un peuple et de détruire une culture, dont tout ce que j’avais et ai pu voir, entendre, lire, me la présente comme une des plus authentiques et des plus pacifiques au monde. La préoccupation première du Dalaï-lama lorsqu’il fut lui aussi réduit à fuir son pays et demander l’asile politique à l’Inde, volontiers accordé par Nehru qui avait envisagé de reconnaître l’indépendance du « Pays des Lions de Neige », fut de créer des écoles, des institutions qui permettraient à la culture et à la langue tibétaines de survivre en attendant peut-être un jour de revenir au Tibet.
C’est par les enfants qu’elle survivra. Le « Village » qui est divisé en « homes » est peu ou prou par l’esprit l’équivalent des Villages d’Enfants en France où des petits orphelins sont recueillis et élevés par des « mères » volontaires, dans le souci de maintenir ensemble les familles et de les intégrer dans de plus vastes « fratries » morales. Nos visites se déroulent immanquablement suivant un protocole d’accueil et de travail. Nous sommes accueillis par les autorités scolaires qui nous passent au cou une « kata » (écharpe) blanche, conviées à un thé au lait et mises au courant de la situation générale pendant qu’on va rassembler les enfants.
Denise prend un à un ses dossiers, un à un les enfants qui y figurent sont présentés et répondent à ses questions ; ils sont photographiés par Denise tandis que Delphine prend note du numéro de la photo pour mettre à jour le dossier à l’intention du parrain ou de la marraine restés en France. Les autorités scolaires ensuite vont proposer et justifier de nouveaux parrainages.
Souvent, avant de se mettre au travail, nous sommes invitées à visiter l’école, l’internat, la bibliothèque, les cours de récréation… Nous assistons au repas, à la récréation ou au travail de classe des enfants. Je retracerai ici trois épisodes qui résument en fait quatre ou cinq écoles différentes.
La Crèche : Sous la pluie battante et la grêle, nous nous rendons à la crèche ; une trentaine de joyeux bambins, curieux, accourent, veulent se faire prendre dans les bras, jouer. On les photographie au flash, ils veulent tous y passer et après l’éclair artificiel ils se précipitent en riant pour se voir en couleur sur le tout petit écran. Ils jouent, sans agressivité. Pendant tout ce temps qui est pour moi amusement, Denise mène son questionnement à partir de ses dossiers. A cinq heures, les enfants courent se laver les mains et reviennent s’asseoir gentiment le long des murs. On amène une grande marmite pleine d’une appétissante soupe rouge épaisse, nourrissante, une grande panière de gros morceaux de pain et des assiettes en métal.
Servis l’un après l’autre, ils mangent tranquillement, plus ou moins vite ; certains saucent soigneusement leur bol avec leur pain ; peu redemandent une portion. Ils ramènent au centre de la pièce leur gamelle vide bien récurée, et leur bavoir. Un petit doit être aidé pour finir son plat. Un autre est très lent, mange à peine, à l’écart, replié sur lui-même : il vient d’arriver, nous explique-t-on, amené en cachette par des passeurs, encore tout plein de la famille qu’il a laissée au Tibet.
Nos visites d’autres établissements ont été moins perturbées par le climat et se sont déroulées sans pluie ni grand vent : j’ai donc pu voir les sites et y errer pendant que mes compagnes remplissaient leur tâche. Ces établissements sont spacieux et, à l’écart des agglomérations, disposent de vastes espaces ouverts et verts. Dans chaque cour, toujours un stupa et je me plaisais à en faire le tour à plusieurs reprises moins par confiance dans le destin que pour dire silencieusement ma solidarité avec cette culture et ceux qui la défendent.
A l’entrée de ces établissements, comme programme d’enseignement et de vie, une grande banderole ou une pancarte, avec cette devise stupéfiante pour un esprit occidental postmoderne : « Others before Self » (Les Autres avant Soi ») – ou en variante : « Others First ». (Les Autres d’abord »). (« La meilleure manière de vous trouver est de vous perdre au service des autres », disait aussi Gandhi, cité ailleurs.) Visite au collège de Gobalpur : un bâtiment neuf dans un vaste terrain. Il compte près de 2000 élèves ; garçons et filles toujours ; un des voeux du gouvernement en exil est de traiter filles et garçons à égalité. Les Tibétaines sont d’ailleurs très émancipées et en exil se regroupent en associations revendicatives de leurs droits.
Nous visitons les chambres des filles – deux par pièce bien rangée avec un minimum de mobilier. Puis la bibliothèque, vaste pièce largement éclairée avec des étagères étiquetées : Chimie, Physique, Mathématiques, Indian, Foreign Litérature… Sur ces derniers rayons toute la collection des classiques anglais (c’est-à-dire les poètes romantiques et les grands romanciers) en « Puffin Classics ».
Sur la planche du haut, plusieurs volumes de Harry Potter qui à leur allure avachie semblent être fréquemment empruntés. Sur des présentoirs, des revues générales, scientifiques, géographiques : Time magazine, National Geographic… Plusieurs enfants assis autour de petites tables sont plongés dans leur lecture. Dans deux petites salles attenantes se trouvent une cinquantaine d’ ordinateurs –: une salle est réservée à l’apprentissage de la technique ; une autre aux jeux auxquels pendant leurs loisirs les élèves peuvent se livrer moyennant une somme très modique. Sur les murs ou au plafond, des devises en écriture fantaisie : « Books like clean hands » (les livres aiment les mains propres) ; “Fun in Reading” (plaisir de la lecture) ; « Learn tidiness” .(apprenez à être ordonnés); ailleurs, dans les espaces collectifs : “If you think you can succeed you will” ; “The aim of teaching is not knowledge but action” ; The aim is not to do different things, but to do things differently” ; “Shape the future of life” ; “Come to learn, go to serve” (Venez pour apprendre, repartez pour servir) ; “The basic structure of human society needs a sense of responsability based on love and compassion” ; “Each of us must learn to think not just for himself or herself but for the benefit of all” ; “Cultivating a close and heartfelt feeling makes the mind at ease” : ce sont les paroles mêmes du Dalaï-lama.
Je visite le parc attenant à la cour ; des corbeilles métalliques portent l’indication : « Use me » – toute une pédagogie de la persuasion… Des gamins s’affairent en riant autour d’un nid de larves de fourmis sur le sol qu’ils entourent de petits cailloux pour éviter qu’on ne le piétine. On leur a appris à respecter la vie. L’entraînement à la non-violence se poursuit jusque dans la nourriture: « Be a vegetarian » conseille un panneau qui reprend l’enseignement du Dalaïlama.
Nous passons deux jours à Chauntra, Tous les soirs nous étions invitées par des anciens « protégés » qui se disputaient le plaisir de nous recevoir. Nous avons assisté au grand rassemblement des enfants dans la grande cour devant le drapeau tibétain avec son « Lion des Neiges », le matin anniversaire du grand soulèvement meurtrier contre l’occupation chinoise. Nous avons vu une délégation des enfants partir en car vers le chef-lieu où se déroulait la manifestation pacifique.
Indépendantes et libres d’aller et venir dans l’école, nous avons passé toute une matinée à errer isolément ou ensemble à travers les différents bâtiments rassemblés sur ce vaste espace ; salles de classe avec des effectifs modestes ; infirmerie – deux ou trois malades aux pommettes enfiévrées, tandis qu’une matrone soigne un doigt amoché ; dentisterie avec l’appareillage adéquat.
Nous avons l’occasion d’assister à une classe ; les groupes réduits, entre vingt et trente par salle. Les adolescents se lèvent à l’entrée du maître, se lèvent après avoir levé le doigt pour répondre aux questions qui permettent de juger si l’enseignement à été compris et assimilé ; il porte pour l’occasion sur la structure des éléments en chimie.
Le professeur de physique chimie, dont nous suivons attentivement les démonstrations pédagogiques, fut l’un des jeunes enfants parrainé il y a plus de quinze ans par Fanchon, qui l’a aidé non seulement financièrement à poursuivre ses études dans ce lieu où il enseigne désormais, mais aussi par des conseils jusque dans le domaine affectif, mère adoptive lointaine de l’enfant puis adolescent puis adulte qui n’a jamais revu ses parents restés au Tibet.
Nous avons suivi sa classe ; nous serons reçus dans son foyer, modeste, mais qui dispose de deux pièces dans un appartement loué par l’école. Sa femme travaille aussi ; à deux salaires on peut vivre, certes modestement, explique-t-il sans regret d’une situation économiquement plus brillante à laquelle il aurait pu aspirer ; il est fier de servir dans l’école qui a fait de lui un homme équilibré et indépendant dans sa tête et son coeur. Aujourd’hui il n’est plus « assisté » mais immensément reconnaissant de ce F. a fait pour lui ; il le dit devant nous à ses élèves qui se lèvent et applaudissent.
Fanchon rencontre ici même son nouveau protégé, un étudiant qui se prépare à devenir professeur dans ce même établissement et s’occupe pour l’instant des enfants handicapés. Des handicapés mentaux légers sont confiés à une équipe qui s’efforce de les réinsérer dans le circuit scolaire normal ; pour l’heure, on leur apprend patiemment à articuler certains sons.
Comment se déroulent les études et quels débouchés par la suite ? Je pose bien sûr la question. Il m’est répondu que, mis à part la pratique et étude du tibétain, les élèves suivent le même curriculum que dans un établissement indien et présentent en fin de course le même examen final, identique pour toute l’Inde ; les copies sont centralisées par Delhi sur le modèle britannique de l’ « external exam ».
Ils pourront selon leurs résultats ou suivant un choix personnels s’orienter vers une formation universitaire ou se diriger vers un artisanat très développé et apprécié ; plusieurs « anciens » choisissent de revenir travailler dans leur école. Mais, complète le directeur – et il insiste sur ce point – le souci majeur des responsables est de former des caractères, des personnalités équilibrées selon les principes éthiques affichés et mis en pratique sur place ; les responsables apprennent aux enfants à se sentir membres pléniers et responsables d’un « home » différent d’un simple « house ». Nous pénétrons dans l’un des « homes » où vivent les enfants en dehors des classes.
Sur un panneau, des affichettes : Home is the most important of all basic needs of a person. A person needs a house to get shelter and protection from all the social elements and national calamities. A house is a building constructed of bricks, stones and cement but is changed into a home with a touch of feelings, emotions, love cooperation and social sympathy. A home fulfills one’s basic instincts as well as satisfies psychological, emotional needs.»
Affiché sur le même panneau : Celebrate the rights of the child
All children have the same rights and are of equal worth
Every child has the right to have his or her basic basic needs fulfilled
Every child has the right to protection from abuse and exploitation
Every child has the right to express his or her opinions and to be respected
Value makes the Man
V for valour, have the courage to stand up to your opinions
A fot adjustment to family, friends and situation
L for love, the greatest gift to give and receive
U for Unity of thought, word and action
E Exploiting your God-gifted talents
S service to others
Plus surprenant, suit, en anglais : « Donnez-moi de bonnes mères et vous aurez une bonne nation » signé Napoléon.
Dans ces « homes » les enfants dorment, prennent leurs repas, travaillent à la cuisine et au ménage, veillent à le maintenir propre ; apprennent à être responsables ; par exemple, pour leur jour de congé hebdomadaire ils décident de vendre le produit excédentaire de leur savoir-faire culinaire (assisté!) au marché local où une petite délégation aura préalablement fait emplette des ingrédients nécessaires à la composition de leurs plats ; on en profite pour leur faire dessiner les fruits et les légumes dont ils auront besoin et discuter de leurs qualités ; l’argent ainsi récolté servira à de prochains achats.
A quelques centaines de mètres de l’école, sur un terrain encore vague s’élève un magnifique Institut de Philosophie bouddhiste en briques rouges où logent de nombreux moines. J’aurais aimé visiter leur bibliothèque, mais le mercredi, c’est vacances, seul le temple est ouvert et les jeunes moines comme tout bon potache sont partis marcher jusqu’à l’agglomération voisine ; on les voit rentrer par petits groupes en fin d’après midi.
Nous, vieil Occident, avons exporté nos valeurs matérialistes en même temps que nos sciences et nos savoir-faire sur toute la planète et aujourd’hui essoufflés, entrés en décadence, nous doutons de nous-mêmes, de nos valeurs et de la vie. Le drame est que d’autres cultures ancestrales se sont laissées contaminer par ces valeurs qui précipitent notre décadence ; à commencer par le défi insensé de vouloir transformer le monde. L’exemple tibétain (et semble-t-il indien) d’enfants auxquels on épargne les affres d’arriver à tout prix en écrasant les autres met cruellement en relief l’erreur fatale de l’individualisme forcené qui détruit chez nous (et aussi au Japon, peut-être en Chine) l’équilibre entre les individus et de la collectivité.
Les civilisations sont mortelles. L’Europe à la Renaissance a pris le relais d’un Proche Orient en partie arabe plus civilisé et il n’y aura rien de catastrophique à ce que d’autres parties du monde prennent la relève de notre Modernité. Mais, avec quelles autres finalités culturelles?